dimanche 30 novembre 2014

Principes de la philosophie stoïcienne - Le traité des devoirs

Avant-propos : le précédent billet a introduit la notion de "Citadelle Intérieure", reproduite dans le schéma ci-dessous pour rappel, et dans laquelle il est demandé au sage stoïcien de construire une discipline du jugement basée sur l'assentiment qu'il donne aux événements et aux devoirs qu'il se doit d'accomplir. Dans le présent article, je vais développer cette théorie des devoirs en détaillant les caractéristiques associées à l'intention morale.


Le traité des devoirs


L'homme est régi par des lois de 4 natures :
  • universelle : consentir au Destin
  • végétative : conservation de soi en se nourrissant à condition que la satisfaction de cette exigence n'ait pas un effet néfaste sur les autres forces internes à l'intérieur de l'homme
  • animale : conservation de soi grâce à la vigilance des sens
  • humaine : entière mise au service de la communauté humaine
Les devoirs sont des actions ayant pour fin le bien de la communauté humaine et conformes à la Nature humaine, à la Raison commune à tous les hommes, à la Nature et à la Raison universelle.

Il s'agit de procurer à la volonté bonne une matière d'exercice et à fournir un code de conduite pratique permettant de faire des différences dans les choses indifférentes et d'accorder une valeur relative aux choses en principe sans valeur. On reconnaîtra rationnellement les choses qui ont une "valeur" car elles correspondent aux tendances innées que la nature a mises en nous : aimer la vie, ses enfants, un instinct de sociabilité, former des groupes, des assemblées, des cités, se marier, servir sa patrie, avoir une activité politique.

Les devoirs correspondent à certaines actions appropriées:
  • actions dont l'initiative dépend de nous, supposant une intention bonne ou mauvaise, qui ne peuvent donc être accomplies de manière indifférente, mais ont un résultat qui ne dépend pas de nous,
  • actions portant sur une matière en principe indifférente puisque ne dépendant pas entièrement de nous mais aussi des autres hommes ou des circonstances, des événements extérieurs donc du Destin. Cette matière peut raisonnablement, vraisemblablement, être jugée conforme à la volonté de la Nature, donc revêtir une certaine valeur soit en raison de son contenu, soit en raison des circonstances.

Les objets et matières qui sont en soi indifférentes prennent une valeur dans la mesure où ils permettent à l'intention de s'appliquer, de se concrétiser : l'intention morale transcende ces objets et matières. En les considérant dans une perspective cosmique, les choses de la vie peuvent paraître belles, parce qu'elles existent, et pourtant sans valeur parce qu'elles n'accèdent pas à la sphère de la liberté et de la moralité.

Pour que des impulsions actives soient considérées comme bonnes, elles doivent présenter les caractéristiques suivantes :
  • qu'elles soient accompagnées d'une clause de réserve,
  • qu'elles aient pour but le service du bien commun,
  • qu'elles soient en rapport avec la valeur.

Nous allons aborder ces trois caractéristiques en détails ci-après.

Clause de réserve


L'intention d'agir et l'action se fondent dans un discours intérieur qui va énoncer le dessein de celui qui agit. Dans ces desseins très arrêtés, avec une intention ferme, déterminée, résolue à vaincre tous les obstacles, le sage stoïcien fait la part des événements incertains.

"La ferme persévérance dans les décisions prises après mûres réflexions."

La clause de réserve signifie que cette décision ferme reste toujours entière, même si un obstacle surgit devant en empêcher la réalisation. Cela fait partie des prévisions du sage et ne l'empêche pas de vouloir ce qu'il veut faire. Dans le stoïcisme faire telle ou telle action n'est pas une fin en soi. C'est une distinction capitale : celle qui oppose le but et la fin. Il ne peut vouloir le but qu'avec une clause de réserve, à savoir : à condition que le Destin le veuille aussi.

Celui qui agit doit cependant pouvoir changer d'avis si quelqu'un lui donne des raisons valables de le faire.

La seule valeur absolue, c'est l'intention morale. Elle seule dépend entièrement de nous. Ce qui compte, ce n'est pas le résultat, qui ne dépend pas de nous, mais du Destin, ce qui compte c'est l'intention que l'on a en cherchant à atteindre le résultat.

Si notre activité est animée par l'intention parfaitement pure de ne vouloir que le bien, elle atteint à chaque instant sa fin, elle est toute entière présente dans le présent, elle n'a pas besoin d'attendre du futur son achèvement et son résultat.

Quand nous ne pouvons plus agir de la manière que nous voulions, quand le résultat même de l'action que nous voulions faire ne pourra se réaliser, nous ne devons pas nous laisser troubler par le vain désir de faire une chose impossible mais revenir à la discipline du désir et accepter volontiers la volonté du Destin. Il nous faudra ensuite revenir à l'action, à la discipline de l'action, en tenant compte avec prudence des nouvelles données.

Comment éviter que le consentement au Destin ne se transforme en résignation fataliste et en nonchalance ? Comment ne pas être envahi par le souci et la colère lorsque ceux avec qui je collabore entravent mon action ou lorsque le Destin m'empêche de faire le bonheur des autres ? Comment peuvent coexister la sérénité et le souci de bien agir ?

Il faut accepter avec sérénité la situation, que les circonstances fassent obstacle à mon action.

Il s'agit alors d'utiliser avec sollicitude, avec attention, avec habileté, les circonstances de mon action telles qu'elles sont voulues par le Destin, et d'exploiter d'une manière rationnelle et réfléchie les ressources que l'on peut trouver dans la situation.

Le sage stoïcien doit adopter la sérénité de celui qui n'est pas troublé par la situation dramatique, qui accepte la réalité telle qu'elle est, mais également conserver la sollicitude de celui qui poursuit l'action commencée, malgré les obstacles et les difficultés, en la modifiant en fonction des circonstances, tout en gardant toujours présente à l'esprit la fin qui doit être la sienne, la justice et le service de la communauté humaine.

Une méthode pratique consiste en un retournement de l'obstacle : si quelque chose vient faire obstacle à ce que j'étais en train de faire, à l'exercice de telle vertu que j'étais en train de pratiquer, je peux trouver dans l'obstacle même l'occasion de de pratiquer une autre vertu. Le feu et la volonté bonne sont totalement libres à l'égard des matières qu'ils utilisent, ces matières leur sont indifférentes, les obstacles qu'on leur oppose ne font que les alimenter, autrement dit, rien ne leur fait obstacle.

Un exercice de préparation aux épreuves consiste à :
  • se mettre dans une disposition fondamentale de perpétuelle vigilance qui est celle du stoïcien qui s'attend à tout,
  • critiquer l'imagination angoissée du futur, l'imagination non contrôlée par la raison,
  • éviter d'être malheureux dans le malheur mais également avant le malheur :
    • rien ne sert de se troubler à l'avance au sujet des maux futurs puisque des maux qui ne sont que futurs ne sont pas des maux : circonscrire l'épreuve dans le moment où on la rencontre, il sera plus facile de la supporter instant par instant,
    • les maux que nous craignons ne sont pas des maux au sens stoïcien : ils ne dépendent pas de nous et ne sont pas de l'ordre de la moralité.
L'exercice de préparation aux difficultés ne ressortit pas seulement à la discipline du désir, à l'acceptation de la volonté du Destin, mais fait partie intégrante de la discipline de la volonté et de l'action. Il sert à motiver un certain type de conduite à l'égard des autres hommes : s'attendre à trouver de la résistance et de la mauvaise volonté chez ceux avec qui on collabore, se préparer à prendre une attitude de fermeté, mais aussi de bienveillance, d'indulgence, d'amour même à l'égard de ceux qui s'opposent à nous.

Cet exercice de prévision raisonnée nous préservera par une double préparation psychologique :
  • affronter en pensée les épreuves futures qui peuvent nous arriver, pour qu'elles ne nous surprennent pas d'une manière inopinée,
  • s'habituer dans la vie de tous les jours à rester libre intérieurement à l'égard de ce qui peut nous échapper.

Bien de la communauté


L'intelligence et la raison sont communes aux êtres raisonnables. Par leur universalité qui dépasse les individus, elles permettent de passer du point de vue égoïste de l'individu à la perspective universelle du Tout.

La conservation de soi et la cohérence avec soi-même ne sont possibles que par l'adhésion entière au Tout dont on fait partie. Etre stoïcien c'est prendre conscience du fait qu'aucun être n'est seul mais que nous faisons partie d'un Tout.

Les disciplines du désir et de l'action correspondent à une seule et même attitude : prendre conscience que l'on n'est qu'une partie du Tout, et que l'on ne vit que par le Tout et pour le Tout.

L'homme a donc l'étrange faculté de pouvoir par son intention, sa liberté, sa raison, se séparer du Tout en refusant de consentir à ce qui arrive et en agissant de manière égoïste. Mais, par un pouvoir encore plus merveilleux, l'homme peut revenir dans le Tout, après s'en être retranché. Il peut se convertir et se transformer, en passant de l'égoïsme à l'altruisme.

Il faut avant tout agir avec sérieux, c'est-à-dire :
  • agir avec tout son cœur, toute son âme,
  • rapporter toute action à une fin, mieux encore à la fin propre de la nature raisonnable et au service de la communauté humaine : prendre conscience de la véritable intention de nos actions et la purifier de toute considération d'égoïsme,
  • ne pas se disperser mais limiter son activité à ce qui sert le bien commun puisque c'est l'unique nécessaire qui apporte la joie et que le reste ne cause que trouble et inquiétude.

Bienfaisance

La bienfaisance fait partie des devoirs, mais le bienfaiteur ne doit pas considérer celui qui reçoit le bienfait comme son débiteur. Pour fonder le désintéressement de l'action bonne, il faut introduire la notion de fonction naturelle. Agir selon la raison, c'est agir conformément à la nature, c'est préférer l'intérêt commun, l'intérêt de l'humanité à son propre intérêt. La véritable action bonne doit être spontanée et irréfléchie, comme l'instinct animal. Elle doit venir sans effort, de l'être même, car la conscience trouble la pureté de l'acte, être conscient de faire le bien, c'est à la fois se composer artificiellement une attitude, se complaire dans cette affectation et ne pas consacrer toute son énergie à l'action elle-même. Une telle attitude semble aller à l'encontre de la disposition fondamentale du stoïcien qui est l'attention à soi, la conscience aiguë de ce que l'on est en train de faire. La vie morale c'est l'art de concilier les attitudes opposées comme d'une part l'attention à soi et la conscience du devoir et, de l'autre, la spontanéité et le désintéressement total.

Justice

Pour les stoïciens, la justice consiste à donner à chacun ce qui est dû à sa valeur, à son mérite. Les hommes qui ont de la valeur sont ceux qui pratiquent les devoirs consciencieusement, c'est-à-dire dans le domaine de la vie politique et quotidienne (celui des choses indifférentes) font ce qu'il faut faire, même si ce n'est pas dans un esprit stoïcien, en ne considérant comme une valeur absolue que le bien moral.

Cette justice qui distribue les biens en fonction du mérite personnel, sans favoritisme, en toute impartialité, a pour modèle l'action divine. Celle-ci s'impose à elle-même un ordre. Cet ordre soumet les buts particuliers à une fin unique, l'intention d'assurer le bien du Tout. L'action divine introduit une hiérarchie des valeurs entre les buts particuliers qu'elle s'assigne. Les êtres inférieurs, minéraux, plantes, animaux sont au service des êtres raisonnables et les êtres raisonnables eux-mêmes sont des fins les uns pour les autres.

L'expérience de tous les jours pourrait faire douter de cette justice divine puisque souvent les mauvais vivent dans les plaisirs et en possèdent les moyens, tandis que les bons ne rencontrent que la peine et ce qui la cause. Mais c'est là le jugement de gens qui considèrent les plaisirs comme des biens et ne comprennent pas que vie et mort, plaisir et peine, gloire et obscurité, ne sont ni des biens ni des maux, lorsque l'on recherche le bien moral.

Le Destin distribue à chacun ce qui correspond à son être et à sa valeur. Tout ce qui arrive, arrive donc justement, parce que tout ce qui arrive nous apporte ce qui nous appartient, ce qui nous était dû, en un mot ce qui convient à notre valeur personnelle et ce qui contribue ainsi à notre progrès moral. La justice divine est éducatrice. La fin qu'elle vise, c'est le bien du Tout assuré par la sagesse des êtres raisonnables.

L'idéal de justice selon la foi stoïcienne est celui-ci : une justice qui ne considérerait rien d'autre que la valeur morale, qui n'aurait aucun autre objectif que le progrès moral des hommes, et pour laquelle les choses indifférentes n'auraient de valeur qu'en fonction de l'aide au progrès moral qu'elles pourraient apporter.

Cet idéal de justice peut inspirer une disposition intérieure, imitant à la fois l'impartialité de la Raison universelle, qui impose à tous la même loi, et la sollicitude attentive de la providence, qui semble s'adapter à chaque cas particulier et prendre soin de chaque individu en tenant compte de ses forces et faiblesses.

Pitié, douceur et bienveillance

La plus grande partie de l'humanité est dans le mal contre sa volonté parce que tout simplement elle ignore la définition du vrai bien et du vrai mal. Tout homme a du bien, s'il parait devenir méchant, c'est qu'il se laisse tromper par l'apparence du bien, mais il ne désire jamais le mal pour le mal.

Cette ignorance des vraies valeurs dans laquelle les hommes se trouvent plongés est "en quelque sorte digne de pitié": c'est-à-dire digne d'une absence de colère et de haine à l'égard de ceux qui ignorent les vraies valeurs. Mais ce qu'il faut surtout c'est chercher à les aider, en les avertissant de leur erreur, en leur enseignant les vraies valeurs, en essayant de raisonner celui qui se trompe. Si l'on échoue dans cet effort, il sera alors temps de pratiquer la patience, l'indulgence, la bienveillance.

Un autre devoir est de s'efforcer à convertir ceux qui s'égarent, ceux qui ignorent les vraies valeurs, mais avant tout sans se fâcher et bien plus avec une infinie délicatesse. Le paradoxe de la douceur c'est qu'elle cesse d'être douceur si on veut être doux : tout artifice, toute affectation, tout sentiment de supériorité la détruisent. La délicatesse n'agit que dans la mesure même où elle ne cherche pas à agir, dans un respect infini à l'égard des êtres, sans une ombre de violence, même spirituelle. Il ne faut surtout pas se faire violence à soi-même pour essayer d'être doux. Il faut à la douceur une spontanéité et une sincérité presque physiologiques.

Ce qui fonde la force de la douceur c'est qu'elle est l'expression de l'élan profond de la nature humaine qui recherche l'harmonie entre les hommes ; c'est aussi qu'elle correspond à la domination de la raison, alors que la colère, l'irritation ne sont que des maladies de l'âme. La douceur est seule à pouvoir révéler aux hommes le bien qu'ils ignorent, quoiqu'ils le désirent par tout leur être. Elle agit à la fois par sa force persuasive et par l'expérience inattendue que sa rencontre constitue pour les êtres qui ne connaissent que l'égoïsme et la violence. Elle apporte avec elle un total renversement des valeurs, en faisant découvrir à ceux qui en sont l'objet leur dignité d'hommes, puisqu'ils se sentent respectés profondément, comme des êtres qui sont des fins en eux-mêmes, en leur révélant également l'existence d'un amour désintéressé du bien, qui inspire la douceur qui s'adresse à eux.

La douceur envers autrui ne doit pas exclure la fermeté.

"Essaie de les persuader, mais agis contre leur volonté si l'ordre raisonnable de la justice l'exige ainsi."

La douceur n'est pas réservée à ceux que l'on désire convertir, elle est destinée aussi à ceux que l'on n'a pas réussi à faire changer d'avis. Une telle attitude, se fondant sur l'idée de la communauté entre les êtres raisonnables, conduit finalement à la doctrine d'un amour du prochain qui s'étendra même à ceux qui commettent des fautes contre nous, du fait qu'ils sont de la même race que toi et qu'ils pêchent par ignorance et contre leur volonté.

L'attitude fondamentale du stoïcien sera donc l'amour des réalités avec lesquelles le Tout à chaque moment le met en présence et qui lui sont intimement liées, avec lesquelles en quelque sorte il s'identifie.

"Les choses auxquelles tu es lié par le Destin, harmonise-toi avec elles, Les hommes auxquels tu es lié par le Destin, aime-les, mais vraiment."

Si les choses aiment à arriver, il faut que nous aimions qu'elles arrivent.

Valeurs


Les degrés de valeur sont classés ainsi :
  1. En premier, les choses qui sont parties intégrantes de la vie en accord avec la nature, c'est-à-dire de la vertu, exemple : exercices d'examen de conscience, d'attention à soi, qui contribuent à la pratique de la vie morale. Ces choses ont une valeur absolue.
  2. En deuxième, les choses pouvant aider d'une manière secondaire à la pratique de la vertu. Choses en soi ni bonnes, ni mauvaises, indifférentes par rapport au bien moral, mais dont la possession ou l'exercice permet de mieux pratiquer la vie vertueuse, exemple : la santé qui rend possible l'accomplissement des devoirs, la richesse si elle permet de secourir son prochain. Ces choses n'ont pas une valeur absolue, mais hiérarchisées selon leur rapport plus ou moins étroit avec le bien moral.
  3. Et en troisième, les choses qui, dans certaines circonstances, pourraient être utiles à la vertu, des choses qui, en soi, n'ont aucune valeur, mais que l'on peut échanger en quelque sorte pour un bien.
Un des exercices très important de la discipline du jugement est de reconnaître la valeur exacte d'une chose. Il faut toujours essayer de voir chaque objet qui se présente dans sa nudité et sa réalité, également prendre conscience de sa place dans l'univers et de la valeur qu'il a par rapport au Tout et à l'homme.

La discipline du jugement est strictement liée à discipline de l'action: lorsqu'on a ainsi vu la valeur des choses, on doit agir en conséquence:
  • tout d'abord juger la valeur de ce qui est en question,
  • ensuite proportionner l'impulsion active à cette valeur,
  • enfin accorder impulsion active et action afin de demeurer toujours en accord avec soi.
La considération de la valeur se situe autant au niveau de la conduite individuelle qu'au niveau de la vie sociale. Le problème c'est que le stoïcien n'a pas la même échelle de valeur que les autres hommes. Ceux-ci accordent une valeur absolue à des choses qui sont, selon le stoïcien, indifférentes. A l'inverse le stoïcien accorde une valeur absolue au bien moral, qui n'a aucun intérêt aux yeux de la plupart des hommes. Il s'agit alors de secourir les autres aussi dans le domaine des choses indifférentes qui leur semblent si importantes, mais en tenant compte de la valeur des choses, c'est-à-dire de leur finalité morale, et cela sans partager le jugement des autres sur la valeur des choses : il ne faut pas s'apitoyer avec eux comme si ce qui leur arrive était un véritable mal.

Pour conclure : le prochain article clôturera cette série sur la philosophie stoïcienne en abordant la discipline de l'assentiment, autre pilier sur lequel doit reposer le jugement du sage stoïcien. Je tenterai également à cette occasion de faire une courte synthèse pour résumer l'essentiel à retenir de cette philosophie exigeante par nature. Comme d'habitude, tout commentaire et/ou question sont les bienvenus.

dimanche 16 novembre 2014

Principes de la philosophie stoïcienne - La Citadelle Intérieure

Avant-propos : deuxième billet sur les principes de la philosophie stoïcienne suite à ma lecture du livre de Pierre Hadot, philosophe spécialiste des Stoïciens, anciennement intitulé « La citadelle intérieure » (que l'on peut trouver maintenant sous le nom « Introduction aux "Pensées" de Marc Aurèle »). Dans cet ouvrage, Pierre Hadot cite Marc Aurèle, lequel : « bâtit en lui-même une citadelle inaccessible aux troubles des sentiments et des passions, ces mouvements irrationnels de l’âme contraires à la nature. En ce lieu règne l'apathie, cette tranquillité de l’âme que rien ne vient troubler ». Nous allons explorer dans cet article ce qu'est réellement cette Citadelle Intérieure.

La Citadelle Intérieure


Le schéma ci-dessous présente en quoi consiste cette Citadelle Intérieure et ce qu'elle circonscrit.



La création de cette Citadelle Intérieure repose sur l'adoption d'un certain nombre de disciplines que nous allons rappeler ci-après. Contrairement à la division présentée dans le premier billet (cf. Principes de la philosophie stoïcienne d'après les Pensées de Marc Aurèle), nous distinguerons ici "impulsion à l'action " et "action (devoirs)" afin de les situer par rapport au schéma ci-dessus.

Discipline de l'impulsion à l’action et du vouloir

Il s'agit de rester en cohérence avec soi, de faire ce que ma nature propre exige, ma nature d'homme, ma raison commune avec celle de tous les hommes (daimôn).

Discipline de l'assentiment

Il s'agit toujours d'examiner et de critiquer les jugements que je porte, que ce soit sur les événements qui m'arrivent ou que ce soit sur l'action que je veux entreprendre. L'assentiment initie le mouvement vers le désir ou l'impulsion à l'action. Mais ceci est inséparable de l'adhésion intérieure à un certain jugement et à un certain discours prononcé au sujet des choses. Les seuls jugements valides sont ceux qui reconnaissent le bien moral comme seul bien, le mal moral comme seul mal et que ce qui est ni bon ni mauvais moralement est indifférent.

Discipline du désir

Il s'agit de rester en cohérence avec le Tout, de refuser de désirer autre chose que ce que veut la Nature du Tout, la Raison universelle (loi interne de l'univers) et de replacer chaque événement dans la perspective du Tout.

Discipline de l'action (des devoirs)

Il s'agit des devoirs suivants :
  • aider spirituellement autrui,
  • lui révéler les vraies valeurs,
  • l'avertir de ses fautes,
  • redresser ses fausses opinions,
  • montrer à chacun la contradiction qui est la cause de sa faute.

Pour pouvoir adopter les disciplines des devoirs et de l'assentiment, il est indispensable de circonscrire le présent. Le paragraphe ci-dessous présente en détails de quoi il s'agit.

Circonscrire le présent


Il s'agit de composer sa vie en accomplissant ses actions une par une, en se concentrant sur l'instant présent, sur l'action qu'il est en train de faire en ce moment, sans se laisser troubler par le passé ou le futur. Cette concentration sur l'action présente met de l'ordre dans la vie, permet de sérier les problèmes, ne pas se laisser troubler par la représentation de toute la vie et ses difficultés. Chacune de ces actions sur lesquelles se concentre l'intention bonne, trouve en elle-même son achèvement et sa plénitude, et personne ne peut nous empêcher de l'achever et de la réussir. C'est le paradoxe évoqué par Sénèque - même si le sage échoue, il réussit. Personne, aucune puissance au monde, ne peut nous empêcher de vouloir agir avec justice et prudence, donc de pratiquer la vertu que nous avons l'intention de pratiquer en prenant la décision de faire telle action.

Seul le présent est en notre pouvoir: notre vie réelle se limite à cette pointe minuscule qui nous met en contact à chaque instant, activement ou passivement, par l'intermédiaire de l'événement présent ou de l'action présente, avec le mouvement général de l'univers.

Le présent n'est réel et il n'a de valeur que si nous en prenons conscience.

La circonscription du présent vise à :
  • intensifier l'attention portée à l'action.
  • exalter la conscience de l'existence et la conscience de la liberté.
  • accomplir chaque action de la vie comme si c'était la dernière : cette pensée de la mort donne à chaque instant présent de la vie son sérieux, sa valeur infinie, sa splendeur.
  • disposer du présent selon la justice : agir au service de la communauté humaine.
  • rendre supportable les difficultés et les épreuves en les réduisant à une succession de courts instants.
  • intensifier le consentement aux événements qui viennent à notre rencontre.
  • utiliser la méthode de définition physique pour décomposer la réalité en ses parties pour découvrir qu'elle n'est qu'un assemblage de ces parties là et rien d'autre. La vie n'est faite que d'une suite d'instants que nous vivons successivement et que l'on peut maîtriser d'autant plus que l'on sait les définir et les isoler.
  • prendre conscience de la valeur infinie de chaque instant en regard de l'imminence possible de la mort : l'idée de la mort arrache l'action à la banalité, à la routine de la vie quotidienne. Impossible dans cette perspective d'accomplir la moindre action sans réflexion, sans attention. Il faut que l'être s'engage tout entier dans ce qui sera peut-être la dernière occasion qu'il aura de s'exprimer. Il n'est plus question d'attendre, de remettre à demain, pour purifier son intention, pour agir avec toute son âme. Même s'il arrivait que l'action que nous sommes en train de faire fût effectivement interrompue par la mort, elle n'en serait pas pour cela inachevée, car ce qui lui donne son achèvement, c'est précisément l'intention morale qui l'inspire, non la matière où elle s'exerce.
Le bien moral vécu dans l'instant présent est un absolu d'une valeur infinie. L'activité morale atteint sa fin dans le fait même qu'elle est exercée. Elle est toute entière dans l'instant présent, dans l'unité de l'intention morale qui anime en ce moment même mon action ou ma disposition intérieure. Il s'agit donc de vivre le présent comme le dernier instant de ma vie : à cause de la valeur absolue de l'intention morale, dans cet instant j'ai réalisé ma vie, je peux donc mourir.

Pour conclure : dans deux prochains billets, je présenterai en détails les disciplines de l'assentiment et des devoirs ainsi que les principes qui les dirigent (définition physique / amor fati et valeurs / clause de réserve / bien de la communauté). Et après cette digression dans les méandres de la philosophie stoïcienne, je reviendrai à des considérations plus ludiques sur la création de scénarios pour Agôn et comment les lier entre eux. Comme d'habitude, j'essaierai dans la mesure du possible de répondre à vos questions et d'apporter des éclaircissement sur tel ou tel passage.

dimanche 2 novembre 2014

Principes de la philosophie stoïcienne d'après les Pensées de Marc Aurèle

Avant-propos : la philosophie stoïcienne est une philosophie exigeante, que certains illustres personnages de l'histoire ont essayé d'appliquer tout au long de leur vie. Parmi ceux-ci se trouve Marc Aurèle, empereur romain, qui en guise d'exercices spirituels et pour se remémorer quotidiennement les principes qui devaient guider sa vie, a écrit ses "Pensées". En analysant ses réflexions quotidiennes, Pierre Hadot a, dans son ouvrage "Introduction aux Pensées de Marc Aurèle", présenté les principes fondamentaux à suivre pour appliquer également cette philosophie de vie. Après plusieurs semaines de lecture assidue, de multiples synthèses pour en extraire la substantifique moelle, je vous propose de vous en présenter l'essentiel à l'aide de schémas synthétiques visant à conserver plus facilement à l'esprit ces principes.

La philosophie stoïcienne propose à chacun, par l'application de plusieurs disciplines, de prendre conscience de son véritable Moi.

Disciplines


Les disciplines peuvent être divisées selon les trois thèmes suivants.

Discipline de l'assentiment

Il s'agit toujours d'examiner et de critiquer les jugements que je porte que ce soit sur les événements qui m'arrivent ou que ce soit sur l'action que je veux entreprendre. L'assentiment initie le mouvement vers le désir ou l'impulsion à l'action. Mais ceci est inséparable de l'adhésion intérieure à un certain jugement et à un certain discours prononcé au sujet des choses.

Les seuls jugements valides sont ceux qui reconnaissent le bien moral comme seul bien, le mal moral comme seul mal et que ce qui est ni bon ni mauvais moralement est indifférent.

Discipline de l'impulsion à l’action et du vouloir

Il s'agit de rester en cohérence avec soi, de faire ce que ma nature propre exige, ma nature d'homme, ma raison commune avec celle de tous les hommes (daimôn).

Elle consiste à suivre les préceptes suivants :
  • devoir d'aider spirituellement autrui,
  • lui révéler les vraies valeurs,
  • l'avertir de ses fautes,
  • redresser ses fausses opinions,
  • montrer à chacun la contradiction qui est la cause de sa faute.

Discipline du désir

Il s'agit de rester en cohérence avec le Tout, de refuser de désirer autre chose que ce que veut la Nature du Tout, la Raison universelle (loi interne de l'univers). Pour ce faire, il faut replacer chaque événement dans la perspective du Tout.

Processus de prise de conscience du Moi


Le schéma ci-dessous présente les différentes étapes nécessaires pour arriver à la pleine conscience du Moi.


L'exercice de regard d'en haut (nommé aussi vue cosmique de l'âme) consiste à aider à la prise de conscience du Moi en :
  • ramenant à leurs vraies proportions les choses indifférentes (santé, gloire, richesse, mort) dans la perspective de la Nature universelle,
  • révélant la splendeur de l'univers à l'homme,
  • contemplant la Nature du Tout et tout ce qui arrive conformément à ce qu'elle a voulu,
  • surveillant les actions des hommes pour dénoncer le caractère insensé de leur manière de vivre, en regardant les choses humaines dans la perspective de la mort : c'est cette perspective qui donne le détachement, l'élévation, le recul indispensable pour voir les choses telles qu'elles sont.

Circonscrire le Moi


Se circonscrire, c'est pratiquer un triple exercice:
  • dans l'ordre de l'assentiment, ne pas approuver les jugements de valeur influencés par le corps et le souffle vital,
  • dans l'ordre du désir, reconnaître que tout ce qui ne dépend pas de mon choix moral est indifférent,
  • dans l'ordre de l'action, dépasser le souci égoïste du corps et du souffle vital pour s'élever au point de vue de la Raison commune à tous les hommes et donc vouloir ce qui est utile au bien commun.


Il s'agit donc de circonscrire le moi en rejetant les différents cercles étrangers au moi. Ainsi, conformément au schéma ci-dessus, il faut séparer sa pensée :

  • de tout ce que les autres font ou disent,
  • de la crainte de l'avenir et du souvenir des maux anciens,
  • du plaisir et de la peine qui se produisent dans le corps. Le corps et le souffle vital sont imposés par le Destin. Ne pas donner son assentiment à ces émotions ni y ajouter de jugement de valeur,
  • du flot des événements en voulant qu'il arrive ce qu'il arrive, c'est-à-dire ce que le veut la Nature,
  • de ce qui n'est pas "tien" pour ne pas en éprouver de souffrance si on nous l'arrache.

La transformation de la conscience du monde entraîne une transformation de la conscience du moi, en délimitant notre vrai moi : rien ne pourra plus m'atteindre si je découvre que le moi que je croyais être n'est pas le moi que je suis.


Pour conclure : dans un prochain billet je présenterai ce que Pierre Hadot appelle "La Citadelle Intérieure", siège du jugement pour chacun, où se trouve sa vraie liberté et où chacune des trois disciplines doit s'appliquer. J'ai conscience que le lexique employé ici peut être assez obscur pour qui n'est pas familier avec les thèmes de la philosophie stoïcienne. N'hésitez pas à poser des questions dans vos commentaires, j'y répondrai en essayant d'expliciter plus concrètement tel ou tel terme.